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  Jean Salem dans "La Tribune" du 12 mai 2015 Article intitulé : L'université n'a pas vocation à devenir une école professionnelle

" Gramsci est si fort à la mode que je m'en voudrais de ne pas le citer ! Il dénonçait, dans ses Cahiers de prison, le choix de faire disparaître les écoles « désintéressées » au profit d'écoles strictement professionnelles. Pour lui, c'était là l'inévitable effet d'une volonté d'asservissement des citoyens aux conditions économiques du moment. Me voici donc navré de devoir soutenir ici ce paradoxe : à mon sens, le système néolibéral soutient déjà bien assez les « entreprises » et c'est l'université qui se trouve en position de crier : « Au secours ! ».
Vision comptable de la culture
Une réformite ininterrompue tend à instaurer dans nos universités des règles de fonctionnement inspirées de ce qui prévaut dans les firmes postmodernes : vision comptable de la culture, prolifération de la bureaucratie néolibérale, décomposition de l'année universitaire en deux maigres « semestres » de 12 semaines, course à la constitution de conglomérats d'universités pour faire « remonter » les « synergies » dans des classements biaisés, précarisation des emplois, fièvre « évaluatrice » stérile et imposition partout d'une concurrence généralisée (course aux postes et aux financements pour les chercheurs, course à la « validation » pour les étudiants). Cela n'a guère de sens en philosophie, en histoire, en littérature, etc. Et le problème affecte tout autant les sciences « dures » (mathématiques, physique, etc.), qui ont aussi besoin de temps long et non d'impératifs quantifiés, administrés et fixés à la hâte.
L'impossibilité de remplir sa mission
« Tous les gens comprennent l'utilité de ce qui est utile, mais ils ne peuvent pas comprendre l'utilité de l'inutile », assurait un penseur taoïste du IVe siècle av. J.-C. Or, l'utilité supérieure de l'université et son action efficace sont liées à son apparente « inutilité ». L'université n'a pas pour vocation de devenir une école professionnelle et technique, ni un pourvoyeur des « besoins » immédiats des entrepreneurs. Ceux qui y enseignent n'y ont pas été élus et n'y sont pas reconnus à proportion de leurs capacités à nourrir le marché.Il existe en France des licences professionnelles « logistique et transport » ou « management et gestion de rayon ». Cela répond-il à l'idée que l'on se fait des études ? Fréquente-t-on l'université pour s'ouvrir à la grande culture ou pour tenter d'occuper les « créneaux porteurs » du moment ? Certes, l'université doit aussi préparer les jeunes gens à la vie active.
"Ce n'est pas une usine à fabriquer des diplômes"
Mais dans aucune civilisation, les études n'ont eu pour seule finalité la bonne santé ou l'organisation la plus « performante » d'entreprises régies, sauf erreur, par la recherche du gain maximal.
Le chômage ? En Europe, il y a 7,5 millions de jeunes gens sans emploi, résultat de la crise d'un capitalisme financiarisé, et non le fait des seules carences ou d'une « inadaptation » de l'Université. D'ailleurs, plus celle-ci est poussée à devenir une école étroitement professionnelle, plus le chômage augmente. Ainsi que les CDD et les « salaires » à 400 euros ! hérité du système allemand De surcroît, elle est mise, en France, dans l'impossibilité de remplir sa mission : 15 des 76 universités « autonomes » se trouvent en déficit.
Il y a plus de 500 ans, Érasme a défini l'essence de l'entreprise humaniste : « On ne naît pas homme, on le devient » (homo fit, non nascitur). Or l'université, comme le rappelait l'écrivain et sinologue Simon Leys, n'est pas « une usine à fabriquer des diplômes [...]. C'est le lieu où une chance est donnée à des hommes de devenir qui ils sont vraiment ».